Une fois n’est pas coutume, je vous parlerai, non pas de rosicrucianisme, mais de maçonnisme ou plutôt d’antimaçonnisme.
J’ai constaté comme tant d’autres la montée des extrémismes et de l’intolérance. Parmi les cibles choisies, la franc-maçonnerie en a plus que sa part. Il y a des francs-maçons au sein de l’AMORC, qui restent généralement discrets sur leur parcours, mais je ne pense pas qu’ils apprécient le traitement qui est réservé à leurs obédiences.
Quand j’ai appris qu’une conférence serait donnée par des francs-maçons à Lille ce samedi 25 octobre à 17h au Temple de la rue Thiers, j’ai sauté sur l’occasion et je me suis inscrit par internet quelques jours auparavant. Le thème de la conférence était « 3 siècles d’antimaçonnisme 1738-2014, une source des discours « anti » » et se déroulerait en 3 parties :
- L’antimaçonnisme au XVIIIe siècle, naissance d’un mythe moderne : le complot des francs-maçons par Daniel Morfouace,
- L’antimaçonnisme antirépublicain, du XIXe siècle aux persécutions de Vichy par Yves Hivert-Messeca
- L’Antimaçonnisme contemporain : résurgences et mutations par Jiri Pragman
Puis c’est Daniel Keller, Grand-Maître actuel du Grand Orient de France, qui conclurait la soirée.
Le jour venu, donc, je me rends rue Thiers à l’heure dite et je me présente à l’entrée. Un rapide contrôle, et on m’invite à monter à l’étage : la conférence aura lieu dans le temple lui-même, et pas dans une salle plus neutre. Mazette ! Ça n’est pas rien quand même !
Un membre m’invite à m’assoir en priorité sur les sièges du nord. Je ne sais si c’est voulu ou si c’est le hasard, ni si la signification du nord en franc-maçonnerie est identique à celle qu’on trouve dans notre ordre, mais toujours est-il que cela me rappelle « quelque chose ».
Bref, je m’installe, et je regarde le décor : des sculptures et des statues de l’Egypte ancienne ornent les murs et l’orient du temple, avec notamment des sphinx qui gardent un escalier, et des globes ailés sur les murs. A l’orient, des vitraux avec la lune, le soleil et le triangle lumineux tandis qu’à l’occident, je remarque notamment un pentagramme dans lequel est inscrit la lettre G et ce qui me semble être la Grande Ourse.
Jiri Pragman est déjà dans la salle et s’occupera du diaporama. Peu à peu, le temple se remplit, les sièges sont pratiquement tous occupés et j’ai l’impression qu’il y a au moins une centaine de participants. Sans doute beaucoup de francs-maçons car beaucoup se reconnaissent et se saluent ou se font 3 bises. Enfin, les conférenciers et les dignitaires font leur entrée ; parmi eux, Daniel Keller. Le responsable de la loge lilloise souhaite la bienvenue à l’assemblée et précise que le siège du « vénérable » a été utilisé lors du tournage du film « Forces occultes » pendant la 2ème guerre mondiale, après les décrets de Vichy. Puis les conférenciers interviennent.
En premier lieu, Daniel Morfouace introduit son entretien avec cette citation de Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres ».
La franc-maçonnerie apparait au XVIIème siècle, au « Siècle des Lumières » et se veut d’inspiration biblique sur des bases opératives. On trouve dans les loges des notables, des nobles et des ecclésiastiques. La franc-maçonnerie reçoit au début un accueil positif
Mais dès 1730, on assiste à des divulgations de statuts et de rituels, souvent le fait de quelques francs-maçons eux-mêmes. L’hostilité apparait vers les années 1740-1750 avec la première condamnation en 1738 du pape Clément XII. La bulle, » In eminenti apostolatus specula », n’aura que très peu d’effet car elle n’a pas été enregistrée au parlement de l’époque (cette bulle sera reprise par la suite lors du Concordat).
C’est l’ouvrage de l’abbé Augustin Barruel qui donne le départ, avec son ouvrage « Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme » en 1797. L’abbé Barruel y expose sa thèse : la Révolution Française a été prévue et préparée par les sociétés secrètes. Il y voit les complots des philosophes des Lumières, de la franc-maçonnerie « contre les autels et le trône », et la main des Illuminés de Bavière. (Il y fait aussi le distinguo entre la franc-maçonnerie anglaise, « la bonne », et la franc-maçonnerie française). Le livre remporte un succès immédiat.
Avant de terminer son exposé, Daniel Morfouace révèle que ces thèses ont été parfois revendiquées par les francs-maçons eux-mêmes, et il conclut en déclarant que ce mythe sera porteur par la suite de tout ce qui sera antimoderne et anti-démocratique.
Puis vient le tour d’Yves Hivert-Messeca. Avec rondeur, bonhomie et une pointe d’accent méridional, il aborde l’antimaçonnisme, du XIXème siècle à Vichy. La franc-maçonnerie est immédiatement interdite en Espagne tandis qu’elle devient une franc-maçonnerie d’état en Angleterre, en Suède, en Russie et en France. Il explique que l’antimaçonnisme est en fait la conjonction des anti-lumières et des complotistes.
Viennent les années 1870 en France. Du fait de la guerre, il y aura beaucoup de départs qui seront compensés par l’arrivée de nouveaux membres qui étaient républicains. La franc-maçonnerie française se transforme. Du côté catholique, on assiste aussi à la venue des antirépublicains. Apparaissent alors des ouvrages d’auteurs dont celui de Mgr de Ségur, petit-fils de la comtesse, (intitulé tout simplement « les francs-maçons) connait un succès immédiat. Puis ce furent l’affaire Dreyfus, l’affaire des fiches (général André : 1900-1904) et la loi 1905. Mais c’est l’affaire Dreyfus qui coagule l’antisémitisme et l’antimaçonnisme : c’est la naissance de l’anti-judéo-maçonnisme, théorisé par des ex maçons comme Léo Taxil et Jules Doinel. La gauche n’est pas en reste, puisqu’on assiste là aussi à l’apparition d’un antimaçonnisme de gauche, notamment en Italie et en Russie (3ème internationale, Trotsky).
Durant la 1ère guerre mondiale, l’antimaçonnisme tend à diminuer d’ampleur mais il reparait dans les années 1930. Tous les totalitarismes, rouge comme noir, interdisent la franc-maçonnerie. Suite à l’affaire Stavisky, en 1934, 4 députés demandent l’interdiction de la franc-maçonnerie en France. Le vote a lieu avec 370 voix contre à gauche, 80 pour et 112 abstentions. Du fait de la radiation de certains francs-maçons, les effectifs chutent de 8 000 membres.
En 1940, le régime de Vichy interdit la franc-maçonnerie. Le summum se situe en 1943 dans toute l’Europe. Seuls 5 pays européens seulement autorisent la franc-maçonnerie : le Royaume Uni, l’Irlande, l’Islande, la Suisse et la Suède. Ce sera le générale De Gaulle qui, en rétablissant la légitimité républicaine, dans l’ordonnance du 9 août 1944, abrogera les lois anti-juifs et antimaçonniques de Vichy (il aura déjà auparavant promulgué une ordonnance à Alger, le 15 décembre 1943).
Jiri Pragman, dans la 3ème partie de la soirée, aborde l’antimaçonnisme contemporain. Aux manettes de son diaporama, il montre que les antimaçonniques font un usage énorme de l’image : c’est une anti maçonnerie décomplexée, voire même haineuse, où on retrouve certains catholiques extrémistes, des militants d’extrême droite et des militants d’extrême gauche (les francs-maçons sont toujours qualifiés de « sans-Dieu » et de « libertins »). Les catholiques extrémistes et l’extrême droite accusent la franc-maçonnerie d’être à l’origine de « lois mortifères », on leur attribue de nouveau l’origine de la Révolution Française ; (notamment chez les manifestants opposés au vote de la loi sur « le mariage pour tous »), on évoque les « hauts grades », on assiste à l’apparition des injures, de tags et de banderoles dans n’importe quelle circonstance…
Certains protestants évangéliques ne sont pas en reste et eux aussi utilisent beaucoup d’images, comme celle du « Baphomet », certains responsables organisent des « séminaires de délivrance », ou propagent des rumeurs comme la pédocriminalité, les sacrifices humains ou des meurtres.
Chez certains musulmans aussi l’antimaçonnisme est apparu : la charte du Hamas en parle ; on associe également l’antimaçonnisme avec le sionisme, on réutilise le «Protocole des Sages de Sion », réputé faux. Les conflits du Moyen-Orient attisent aussi l’antimaçonnisme.
Certains auteurs s’amusent à trouver des symboles «maçonniques » presque partout. Les réseaux sociaux sont beaucoup utilisés. Il ne faut pas non plus oublier le rôle de la presse dans les affaires traitant de « pouvoirs » et de « réseaux », ni les interventions des déçus et des renégats.
Face à tout cela, Jiri Pragman insiste sur l’importance du démontage. Dans son ouvrage, « l’antimaçonnisme actuel », il s’interroge :
« La situation est-elle grave? Sans doute mais le problème n’est pas limité à la franc-maçonnerie. Ne serait-ce pas une affaire d’instruction? Après observation de l’antimaçonnisme, à côté d’actions d’extériorisation de la maçonnerie, de la diffusion d’une information pédagogique et scientifique sur la maçonnerie, ne faudrait-il pas de manière plus générale favoriser l’éducation aux médias, particulièrement aux e-médias?
Les maçons et leurs obédiences ne pourront, eux, faire l’impasse sur une réflexion. Faudra-t-il vivre caché pour vivre heureux et s’en aller vers une maçonnerie plus secrète que discrète? Ou faudra- t- il gérer autrement la communication et se poser la question des différentes formes d’extériorisation?
Faudrait-t-il créer un observatoire de l’antimaçonnisme et développer une branche de la maçonnologie consacrée à cet antimaçonnisme tel qu’il se diffuse aujourd’hui?
Les chantiers sont ouverts… »
En conclusion, Daniel Keller insiste sur la lutte contre ce genre de comportement fanatique et en appelle à la lutte pour la lutte et le maintien de la république. C’est dans ce sens qu’il prend, en quelque sorte, son bâton de pèlerin et qu’il interviendra par la suite dans d’autres villes de France sur ce même thème.
(N.B. : je n’ai pas pris note de toutes les déclarations de Daniel Keller, parce que mon attention s’était quelque peu relâchée après tout ce temps. Je n’ai pas non plus voulu faire un copié-collé des articles de presse pour « remplir » mon article. Je m’en excuse auprès de lui pour cette lacune.)
Après ces dernières paroles, les organisateurs proposèrent le pot de l’amitié en « salle humide ». Le lent reflux de la foule vers les agapes me laissa le temps de mieux admirer les portraits et les documents accrochés ici et là. Au milieu de la foule, j’essaie de me glisser afin de jeter un petit coup d’œil. Dans une vitrine sont exposés des sautoirs, et sur les murs, des affiches un peu partout. La bibliothèque est grande.
J’avise un conférencier, Yves Hivert-Masseca, et je lui pose la question que je n’ai pas eu le temps de poser dans le temple. Nous discutons bien et un jeune homme, sans doute un franc-maçon se joint bientôt à nous. Le conférencier relate des incidents qui sont arrivés à certains membres, mais pondère ses propos en disant qu’il ne faut pas y voir systématiquement des actes antimaçonniques là où il y a des actes de voyous. Il confirme que même si la situation actuelle est inquiétante, on n’en est pas pour autant revenu aux années 1930. En ce qui concerne l’avenir, il semble dubitatif et envisage la fin du modèle occidental et patriarcal. Des femmes assistent également à la conversation tandis que la salle se vide petit à petit.
Soudain, mon estomac se rappelle à moi. Il est temps de prendre congé. Chipant au passage une poignée de cacahuètes salées, je remercie le responsable pour l’accueil simple et la qualité des entretiens, puis je file dare-dare au restau-rapide du coin (vous savez, celui avec le clown et les lettres jaunes).
Je suis content de ma soirée, et j’ai apprécié l’érudition des intervenants. Et à présent, je pose cette question : cette lutte contre toutes les formes d’obscurantisme et de fanatisme doit-elle être laissée aux seuls francs-maçons ou bien est-elle l’affaire de tous ? En ce qui me concerne, c’est oui. Le combat à mener est celui pour l’intelligence et la pédagogie. Face aux attaques qu’ils subissent, c’est tout à l’honneur des francs-maçons du GODF, en la personne de leur Grand-Maître, de réagir et de ne pas laisser le champ libre aux fanatiques. Et j’ajouterai même : il était temps !

Gaudius
P.S.: si un membre ou un conférencier relevait des erreurs, des oublis ou des contresens, je l’invite à me le faire savoir et à apporter toutes les corrections dans le sens voulu.